Frogwares, interview exclusive
Frogwares est un talentueux studio ukrainien qui produit des jeux d’aventures et d’énigmes depuis plus de 15 ans. A l’occasion de la sortie de Sherlock Holmes : The Devil’s Daughter (dont vous pouvez retrouver notre test ici) nous avons pu nous entretenir avec le studio. Du nouveau Sherlock Holmes au futur du studio ukrainien, voici notre questions/réponses avec Aurélie, de Frogwares.
Frogwares : From Ukraine with talent.
LeMagJeuxHighTech : Pouvez-vous présenter ainsi que votre rôle au sein de Frogwares ?
Frogwares: Aurélie Ludot, Project Manager chez Frogwares. Je suis en charge de la création des dialogues, depuis l’écriture et la narration jusqu’à la mise en scène et le doublage.
LMJHT: Comment est né le scénario de Sherlock Holmes : The Devil’s Daughter ?
Aurélie Ludot : Vaste sujet !
La narration dans un jeu vidéo est un processus assez complexe : elle consiste à imaginer une histoire qui n’est pas « racontée » mais « vécue » par le joueur. Cette histoire est donc le produit d’une maturation entre les précédents jeux de Sherlock, nos expériences personnelles, culturelles et ludiques, les demandes des joueurs et les pitchs fournis par des auteurs extérieurs au studio. Une alchimie d’autant plus insaisissable qu’elle se fait en équipe et se construit par itérations.
Il y avait tout de même une direction globale ; pour Sherlock Holmes: The Devil’s Daughter, nous voulions lier nos enquêtes à une histoire globale. Cette grande intrigue, plutôt émotionnelle, viendrait bousculer le travail de Sherlock et finirait par se révéler d’une importance capitale.
L’idée était de montrer les failles de notre héros. Le mettre en difficulté sur un terrain qu’il ne maîtrise pas. L’amour. Ceci étant dit, il ne s’agissait pas de dénaturer Sherlock : il reste ce monstre sacré, égoïste et génial qu’on aime et déteste.
LMJHT: Pourquoi avoir voulu rajeunir Sherlock Holmes et le Dr Watson ?
AL: Dans nos précédent jeux, Sherlock était cassant, froid et par certains côtés « old school ». C’était intentionnel. Que ce soit par la voix ou par son apparence, il fallait coller à notre gameplay : jouer un détective manipulateur et imperméable aux sentiments. Mais pour cet opus, nous le voulions vulnérable aux émotions. Puis il nous fallait un personnage qui pouvait être un père crédible. Certes maladroit, mais aimant.
On l’a donc retravaillé en ce sens pour créer un lien émotionnel fort avec sa fille Katelyn. Pour que ce couple fonctionne, pour que leurs moments soient forts, nous avons recherché cette modernité et cette vivacité.
Evidemment, on ne peut modifier un seul personnage. Il faut un équilibre. Katelyn doit être très effrontée et réactive, Watson doit être un ami plausible, le monde autour doit être dynamique. Autrement dit : il ne s’agit pas d’une évolution cosmétique et cantonnée à deux personnages, mais bien d’une avancée sur le jeu en son ensemble.
LMJHT: Selon vous, quels sont les points clefs de la licence Sherlock Holmes ? Et quelle est la force de cette licence ?
AL: Ce n’est pas un hasard si ce personnage fascine tellement. Sherlock Holmes est un pur monstre sacré : un génie qui vit dans une autre dimension, qui est asocial mais nécessaire à la société. Forcément cela fascine ; il remet sans cesse le monde qui l’entoure en question, il brise les tabous et son intelligence fait qu’on voudrait lui ressembler. Mais en même temps, il s’ennuie, il méprise, il blesse.
Sur le plan du jeu vidéo, c’est aussi un formidable moteur à gameplay ! Sherlock est un personnage en mouvement perpétuel. Il a un besoin irrépressible de comprendre ce qui est incompréhensible. Tous les ingrédients sont là pour un jeu :
– Un héros amoral, avec des qualités de super-héros ET des défauts de super-héros
– Il n’accepte que des cas qui sont mystérieux et apparemment impossibles à résoudre
– Il affronte des bons vilains et rencontre des personnages malmenés par une société cruelle
Le challenge est là. Il suffit de donner aux joueurs les outils pour résoudre les cas… sans souffler les solutions : car dans Sherlock, il y a plus de gris que de noir et blanc.
LMJHT: The Devil’s Daughter et Crimes & Punishments sont très proches en terme de gameplay, pourquoi ce choix ?
AL: Au fil de nos jeux, nous avons essayé de répondre à une question : comment mener une enquête tout en restant libre ? Comment laisser les clés au joueur sans qu’il soit perdu ni trop guidé ?
Dans Crimes et Punishements, avec le système de déductions, nous avons inventé le libre-arbitre. Vous menez l’enquête à votre guise, vous formez vos conclusions, et vous les assumez.
Nous avons conservé ce cœur dans The Devil’s Daughter, car c’est l’essence même d’une enquête. Et nous avons même ouvert encore plus le gameplay pour plus de liberté encore : des extérieurs plus grands, des changements d’habits libres, des portraits de suspects et des dialogues qu’on peut rater. Et aussi, un vrai regard extérieur, celui la fille de Holmes, qui donne encore plus de poids aux choix, la possibilité de mentir. Ultimement enfin, on peut échouer à sauver une victime et même mourir soi-même.
Le jeu comporte du coup une notion de risque qui était absente dans le précédent. Le gameplay est donc proche de Crimes ans Punishement mais plus ouvert. Cela rejoint aussi le sentiment de vulnérabilité qui était au cœur de nos préoccupations sur ce jeu ; un héros moins lisse et donc un gameplay moins linéaire et prévisible.
LMJHT: Quelles sont les raisons du changement d’éditeur pour Sherlock Holmes ? Comment se déroule la collaboration avec BigBen Interactive ?
AL: Les jeux Sherlock Holmes ne sont pas liés à un éditeur évidemment. Frogwares a toujours été un studio indépendant, avec ses propres choix créatifs. Nous faisons un métier passion et nous défendons vraiment la vision de chacun de nos jeux. Lorsque the Devil’s Daughter s’est dessiné, nous avons senti Bigben très intéressé par le projet. Ils ont vraiment montré leur enthousiasme et voulait le porter à nos côté. Nous avons été libres d’aller au bout de nos idées et Bigben a fait un beau travail de mise en avant. C’est une belle collaboration.
LMJHT: Peut-on envisager du contenu supplémentaire pour le dernier Sherlock Holmes ?
AL: Je comprends que vous en voulez plus ! 😉 Mais je vais vous décevoir : il est très difficile d’ajouter du contenu dans ce genre d’histoire où tout se tient.
Frogwares, l’indépendance ça paye !
LMJHT: Comment gère-t-on la production d’un jeu tel que Sherlock Holmes : The Devil’s Daughter dans un studio indépendant et face à un marché très concurrentiel et assez formaté ?
AL: Oui c’est une bonne question. Je vous remercie de l’avoir posée !
Je ne sais pas si il existe un studio qui peut se targuer de maîtriser le marché. Nous l’observons, nous l’étudions, mais nous n’avons pas la recette magique qui assure le succès. Ceci-dit, le marché est vaste et il y a la place pour beaucoup de projets différents, nous en sommes convaincus.
Être indépendant nous permet de ne pas perdre notre enthousiasme et de tester toutes nos envies. Il s’agit cependant d’être raisonnable dans nos choix. Une des façons de faire est de veiller à développer le jeu pas à pas, en testant et re-testant les idées jusqu’à ce qu’elles nous plaisent.
LMJHT: Quel avenir pour Frogwares ? Pouvez-vous nous parler de vos futures productions ? A ce sujet, avec un Sherlock Holmes tous les deux ans, peut-on imaginer retrouver Holmes en 2018 ?!
AL: Après vous avoir expliqué à quel point Sherlock Holmes est inépuisable, ce devrait être oui… mais nous sommes des humains, jamais en reste de contradictions. Nous préparons un nouveau jeu dans un univers différent mais que nous avions déjà tâté : le terrifiant monde de Lovecraft. Il s’agit de The Sinking City dont vous avez probablement entendu parler. Ce sera un jeu d’investigation dans une inquiétante ville ouverte. Il y aura du surnaturel, des monstres, et de la folie. Beaucoup de folie.
LMJHT: Depuis 2000, Frogwares s’est fait un nom dans le monde du jeu vidéo d’aventure, est-il envisageable de voir de nouveaux projets qui sortent de ce genre (comme Magrunner) voir le jour à l’avenir ?
AL: Oui, comme dit plus haut Il s’agit de The Sinking City dont vous avez probablement entendu parler. Ce sera un jeu d’investigation dans une inquiétante ville ouverte. Il y aura du surnaturel, des monstres, et de la folie. Beaucoup de folie.
LMJHT: Enfin, la situation politique en Ukraine a-t-elle un impact sur votre travail ? Comment présenteriez-vous Kiev à nos lecteurs qui aimeraient venir visiter la ville ?
AL: Malgré un passé glorieux et tourmenté, l’Ukraine fait partie de ces jeunes démocraties en émergence. Il y a beaucoup à apprendre des évolutions de tels pays. Ici, ce qui me marque le plus, c’est la longue renaissance d’une nation. Comment cela fonctionne, les pièges, les errements et les dangers.
Oui, la situation politique et je dirais même culturelle marque le studio. L’équipe a été touchée durement pas Maidan (NDL : la révolution ukrainienne), et par la guerre qui continue dans le silence des médias.
Certains sont partis combattre sur le front, d’autres ont voulu se protéger ; il ne faut pas oublier que nous avons beaucoup de gens jeunes ici, de cette jeunesse éduquée et consciente. De celle qui soudain a voulu forger une belle nation. Quel poids, et quelles conséquence lorsqu’on est aux portes de l’Europe… et de la Russie…
Cela me réjouit qu’un studio ukrainien puisse être un acteur reconnu du monde du jeu vidéo. J’imagine bien qu’on oublie cela lorsqu’on joue à Sherlock Holmes, mais ce projet est aussi un enfant de l’esprit de Maidan et puisque vous me donnez la parole, je trouve que c’est un bel accomplissement.
Présenter Kiev est une tâche un peu trop compliquée pour moi. C’est vraiment un mélange du pays et de ses contradictions, comme beaucoup de capitales. C’est une ville à visiter au mois de mai ou en septembre ; une ville verte marquée par des cicatrices soviétiques, des églises magnifiques et de l’imprévu. Une gravité et une légèreté en même temps.
Un grand merci à Aurélie Ludot pour le temps qu’elle nous a accordé. Et un grand bravo à toute l’équipe de Frogwares pour son travail sur Sherlock Holmes : The Devil’s Daughter.