Rémy Boicherot Mafia 3 Sony PS4

Mafia 3 : Interview d’un développeur, Rémy Boicherot


La série Mafia fête ses 15 ans et Mafia 3 est sorti il y a un an (le 7 octobre pour être exact). Pour fêter ces anniversaires, nous vous proposons une interview exclusive. Celle d’un des développeurs de Mafia 3 ! Et en plus, il est français. Son nom ? Rémy Boicherot. Un modèle qui devrait motiver bon nombre de jeunes qui rêvent de travailler dans le jeu vidéo et encore plus sur des “gros jeux (AAA)”.

Rémy Boicherot, un français chez Hangar13 (Mafia 3).

LeMagJeuxHighTech: Bonjour Rémy, peux-tu te présenter ainsi que ton parcours ?
Rémy Boicherot: Salut, je suis un passionné de jeu vidéo depuis que je suis tout petit et aujourd’hui j’ai la chance de vivre de ma passion. Je suis game designer professionnel depuis plus de cinq ans maintenant ; sorti de Supinfogame en 2012, une école de game design à Valenciennes, mon métier m’a depuis fait voyager et vivre en République Tchèque, à Singapour et aux États-Unis. En octobre 2016 est sorti le premier jeu majeur sur lequel j’ai travaillé, « Mafia III », puis j’ai enchainé sur les contenus additionnels « Faster, Baby ! », « Stones Unturned » et « Sign of the Times ». J’ai présenté mon travail à la Game Developers Conference à San Francisco et à la PAX de Seattle en 2017.
Je viens tout juste de revenir en France pour assouvir mon manque de fromage et de galettes bretonnes.

LMJHT : Comment un frenchie se retrouve à bosser à Hangar13 sur Mafia 3 ?
RB: A la fin de mes études en game design j’ai recherché un stage, en triant les entreprises en fonction des jeux que j’aime, avec l’envie d’une expérience à l’étranger. J’ai décroché un stage de 6 mois à 2K Czech, dans la magnifique ville de Prague, en République Tchèque. J’étais fan du studio qui avait sorti trois de mes jeux préférés : Mafia, Vietcong et Top Spin 4. Un CDI chez 2K et deux ans plus tard, j’ai fait partie d’un petit groupe de collègues qui ont été transférés en banlieue de San Francisco, dans le studio qui allait devenir Hangar 13, pour travailler sur Mafia III.

LMJHT: Peux-tu nous dire, de la manière la plus détaillée possible, quel était ton rôle lors du développement de Mafia 3 ?
RB: Je me suis occupé de pas mal de choses, mais principalement j’ai travaillé sur le système de loyauté du jeu. Le concept de Mafia III c’est de conquérir des territoires appartenant à la Mafia et de les redistribuer à une des trois factions disponibles : les Haïtiens de Cassandra, les Irlandais de Burke ou les Italiens de Vito. Suivant tes choix, les personnages te débloquent des compétences ou se retournent contre toi. C’est mis en scène via des séquences de dialogues complexes, des conséquences sur le gameplay et l’économie, et des missions uniques. J’ai défini les bases de données de dialogues liés aux personnages principaux et secondaires, les systèmes de jeu liés.
Plus récemment, j’ai travaillé sur le système d’herboristerie du contenu additionnel « Faster, Baby ! ». Pouvoir élever sa weed dans New Bordeaux, c’est quand même sympa. C’est un contenu populaire…

LMJHT: Les critiques envers Mafia III n’ont pas été très positives. Penses-tu que les jeux axés sur le narratif et l’ambiance ont, actuellement, du mal à se faire une place au soleil ?
RB: C’est toujours difficile de vouloir rationaliser les critiques, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. J’essaie simplement de me focaliser sur le contenu dont je me suis occupé, en prenant en compte les avis argumentés et voir comment améliorer mon travail de game design.

« Développer un jeu en monde ouvert est complexe »

LMJHT: Comment se déroule la construction d’un jeu AAA comme Mafia 3 ? Ressent-on une certaine pression en travaillant sur un jeu à gros budget et issu d’une série connue et appréciée ?
Rémy Boicherot: Il y a beaucoup de compétences qui travaillent ensemble sur un jeu vidéo : artistes, programmeurs, designers, producers, concepteurs audio, ingénieurs qualité…
Les différences principales entre un jeu dans une petite équipe et un blockbuster sont purement liées à l’échelle de l’équipe et aux ressources. Tout est plus complexe, plus difficile sur un jeu comme Mafia III mais on peut se reposer sur les compétences de ses collègues pour créer le jeu le plus intéressant possible. La communication est un challenge particulier, surtout dans une grosse équipe.
De mon point de vue de game designer, le travail de conception est à peu près le même d’un petit projet à une grosse production : quel type d’expérience je veux faire ressentir au joueur ? Comment utiliser le thème et l’univers et les traduire en mécaniques et systèmes de jeu ? Quelles décisions intéressantes sont à prendre au cours d’une session de jeu ? Qu’est-ce que le joueur apprend intrinsèquement à faire, ne pas faire et améliorer ? Quel type d’histoire émergente peut exister pour que le joueur s’épanouisse dans l’univers ?
Entre la définition d’une direction créative claire est intéressante, la communication autour, et l’implémentation dans le moteur de jeu, le rôle d’un game designer est varié. Il n’y a pas vraiment de journée type. J’ai vite appris que mon expérience en école sur tous mes projets étudiants était transposable dans une entreprise – ça demande une certaine adaptation, mais le cœur du travail est le même.

LMJHT: Avais-tu joué aux deux premiers Mafia avant de travailler sur le troisième opus ?
RB: J’avais joué au premier Mafia à la sortie que j’avais absolument adoré. J’ai toujours le poster dans ma chambre chez mes parents, juste à côté de celui GTA III et Vice City. Aujourd’hui encore c’est un de mes jeux préférés. L’ambiance, les personnages, la musique de Django Reinhardt… C’est un jeu génial et unique.
J’ai joué à Mafia II juste après avoir rejoint 2K Czech. Le travail cinématique et narratif y est aussi superbe. J’adore les jeux à thème fort, où l’univers transpire dans les mécaniques, les systèmes de jeu et le gameplay. J’étais content qu’on puisse continuer l’histoire de Vito dans Mafia III ; son personnage de mafieux frustré devient encore plus intéressant avec l’âge, et Rick Pasqualone est un doubleur incroyable. En travaillant avec la base de données de dialogues, j’ai pu profiter de ses performances d’acteur et les implémenter dans le jeu. Donovan, joué par Lane Compton, est lui aussi excellent.

LMJHT: Selon-toi, GTA V et la mode des jeux en « monde ouvert » ont-ils eu raison des GTA-Like, qui sont de moins en moins nombreux ? Où est-ce une des conséquences de l’explosion des coûts du développement de titres de ce genre ?
RB: Développer un jeu en monde ouvert avec un rendu réaliste ou semi-réaliste est complexe et coûte cher. Quand ton univers et le rendu graphique s’approchent de la réalité, la barre est très haute et les contraintes sont nombreuses, avant même de penser au jeu ou au gameplay. Il y a peu de studios qui peuvent débloquer un tel budget.

Rémy Boicherot, anecdotes d’un développement AAA.

LMJHT: Quelles sont tes sources d’inspiration pour ton travail ?
RB: Se focaliser sur l’expérience du joueur est primordial. Il faut vouloir explorer des sentiments variés : la curiosité, l’envie de challenge, la coopération, l’expérimentation, la créativité, l’apprentissage… Je pense qu’il y a un vrai processus empathique à avoir en game design, et que le baser sur des sentiments positifs est important ; ça m’intéresse en tout cas beaucoup plus que d’essayer de faire un jeu purement addictif.
Savoir créer et capturer la magie de l’interactivité est quelque chose d’unique. J’aime beaucoup mon métier.

LMJHT: Sur Twitter, tu avais posté la photo d’une balle de baseball martyrisée pendant le développement du jeu. Aurais-tu d’autres anecdotes, te concernant ou non, à nous raconter sur le développement de Mafia 3 ?
RB: L’histoire est courte : quand j’ai commencé à travailler en Californie j’ai posé une balle de baseball neuve sur mon bureau. J’ai joué avec compulsivement presque quotidiennement, sans qu’elle ne sorte du bâtiment. Après la sortie du jeu je me suis rendu compte de son état : elle s’est noircie considérablement, pleine de sueur séchée comme ce que tu vois sur les souris d’ordinateur. C’est immonde, mais c’est un témoin que je garderai.
Deux autres anecdotes me viennent à l’esprit : une sur le développement du jeu et une autre sur la vie dans le studio.
Comme je l’ai dit je me suis occupé de pas mal de systèmes liés aux dialogues du jeu, et les bugs que ça engendre sont souvent drôles. Burke posait le plus de problèmes : il réagissait comme si Cassandra était morte alors qu’ils étaient tous les deux assis à la même table avec Vito. Imagine le dire quelque chose du genre « Lincoln, merci de t’être occupé de Cassandra, je pouvais pas la piffrer » et voir la caméra enchainer sur Cassandra qui répond comme si de rien était. C’est arrivé plusieurs fois pendant le développement. Quand tu reçois un bug avec un intitulé « Burke est à tort persuadé que Cassandra est morte », c’est toujours marrant.
Pendant le développement j’ai tenu un fichier de citations de mes collègues, histoire de garder les meilleures. Le contexte : l’équipe se réunit toutes les semaines dans une salle pour présenter l’avancement du jeu et parler de la vie en entreprise. Un jour, le sujet des toilettes est tombé : il y a trop peu de cabinets, qui sont très régulièrement occupés, et l’équipe s’en plaint. Une personne ajoute que des développeurs de Visual Concepts, les créateurs de NBA 2K et WWE 2K avec qui on partage le bâtiment, se soulagent souvent dans « nos » toilettes. Je trouve la scène insolite mais le problème est réel. Après un brouhaha, une personne demande ce qu’on peut faire concrètement pour résoudre le problème de chiottes séquestrées. Gros blanc. Un collègue répond ensuite « Let’s go shit in theirs », littéralement « Allons chier dans les leurs ». Ça a fait marrer tout le monde et on n’en a jamais plus entendu parler. Je crois qu’en plus, c’était une de ces réunions où on nous présente des concept art magnifiques. La transition entre les deux sujets a été brutale.

« Boicherot c’est pas le truc le plus facile à dire pour un Américain.»

LMJHT: Ton nom de famille a été utilisé pour l’un des « commerces » de New Bordeaux. Comment est venue l’idée ? Une petite fierté ce clin d’œil ?
Rémy Boicherot: Je crois que c’est venu de nos scénaristes, Ed Fowler et Charles Webb. Vu que le jeu se passe en Louisiane, beaucoup de noms propres dans le jeu ont une consonance francophone, et je les ai régulièrement conseillés. Pour le deuxième contenu additionnel, « Stones Unturned », une des séquences se déroulait dans un centre commercial, qu’ils devaient nommer. Ils m’ont simplement demandé si j’acceptais d’y voir mon nom – j’ai dit oui à condition que les propriétaires ne soient pas liés avec le KKK ou autre mouvance raciste.
Il y a plein d’autres clins d’œil aux développeurs dans le jeu, dans des posters ou des petits papiers disséminés dans le jeu, mais c’est vrai que le mien est particulièrement visible sur le centre commercial. Ma petite fierté c’est que Lincoln (Alex Hernandez) et Donovan (Lane Compton) prononcent mon nom plusieurs fois en version originale. On a dû les entrainer pour pas trop écorcher la prononciation ; « Boicherot » c’est pas le truc le plus facile à dire pour un Américain. J’ai pas encore écouté la version espagnole, allemande ou italienne, mais ça doit être marrant aussi.

LMJHT: Crois-tu qu’il y ait encore une place pour un Mafia 4 à l’avenir ?
RB: Peut-être, mais ce n’est pas à moi d’en décider ! J’ai un attachement particulier à cette série, et je pense qu’il y a toujours un public pour un jeu mature autour d’histoires ancrées dans le réel.

LMJHT: Quel regard portes-tu sur le jeu vidéo actuel ?
RB: On vit une époque intéressante où les outils de création sont accessibles, et la qualité des jeux a été réhaussée avec l’émergence de jeux indépendants. Le plus difficile, aujourd’hui, c’est d’exister au sein de la masse de jeux qui sortent. Être original, c’est bien, mais je suis surtout curieux de voir se développer des studios et concepteurs avec un point de vue artistique, une vision autre que d’essayer d’être « le meilleur » dans un aspect du jeu vidéo. La course à la technologie est inutile si elle n’apporte pas une valeur en termes d’expérience de jeu.

Rémy Boicherot livre son expérience

LMJHT: Tu as donc quitté Hangar 13, peux-tu nous en dire plus sur tes projets ? Souhaites-tu retravailler sur des AAA à l’avenir ?
RB: Aujourd’hui je me consacre à des projets plus personnels : je travaille sur un de mes concepts de jeu avec le collectif Nekomatata, et sur une bande dessinée pour le web.
Je ne ferme la porte à rien, cela dépendra de l’équipe et du projet. Se lancer dans la création d’un jeu vidéo c’est une aventure aussi passionnante que dangereuse, et il faut savoir faire les bons choix.

LMJHT: En tant que joueur, quels sont les genres que tu préfères ? Quel est ton panthéon du jeu vidéo ?
RB: Je joue à tous les jeux qui me passent par la main, sur toutes plateformes. RPGs, action-aventure, stratégie tour par tour, simulations sportives… J’aime toujours découvrir de nouvelles façons de jouer et explorer des univers intéressants.
Mes références : Tetris, Illusion of Time, The Legend of Zelda: A Link to the Past & Breath of the Wild, Grand Theft Auto III, Metal Gear Solid II, Final Fantasy IX, Persona 4, Crusader Kings II, Passage, Hitman: Blood Money, Flower, Street Fighter IV, Football Manager, Rocket League.

On remercie grandement Rémy Boicherot d’avoir pris le temps de répondre à nos questions. Et, on lui souhaite une grande réussite pour la suite de sa carrière !

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